CHAPITRE IV

 

 

 

Bien entendu, le souhait de Karal ne se réalisa pas, mais il reçut son flacon de décontractant. Il le trouva même si efficace qu’il le soupçonna d’être magique – à moins qu’il n’ait été préparé par un Prêtre-Guérisseur. Quand Karal se leva, le lendemain matin, il n’avait presque plus mal, et une nouvelle application de baume fit des miracles. Le produit avait une odeur plutôt agréable qui n’était pas sans rappeler celle du cresson. Quand Ulrich eut fini de s’en servir, il ne restait plus que la moitié du flacon.

Ils se retrouvèrent dans la cour de l’auberge, sous la grisaille précédant l’aube. Rubrik les attendait, près de son cheval blanc déjà sellé. Karal fut presque écœuré de le voir en si bonne forme. Un garçon d’écurie ensommeillé leur tendit les rênes de leurs montures. Puis un marmiton couvert de farine sortit avec un plateau lesté de tasses de thé et de petits pains beurrés.

Après avoir aidé Rubrik à monter sur son cheval et s’être mis en selle, Karal fut content de s’être tartiné de baume. « Raide » était un mot trop faible pour décrire l’état de ses muscles. Un peu tristement, il se rappela que le reste de décontractant ne durerait pas plus d’un ou deux jours.

Le marmiton réapparut avec deux sacs en toile. Il les tendit à Rubrik, qui les accrocha par-dessus ses sacoches.

— Notre déjeuner ! J’espère que manger sur la route ne vous dérange pas, mais j’aimerais aller aussi vite que possible.

Génial. Ça doit vouloir dire que nous allons chevaucher encore plus longtemps aujourd’hui qu’hier…

Karal réussit à réprimer un grognement.

— Excusez-moi, messire, dit-il d’une voix hésitante. Le baume que vous nous avez donné hier soir est très efficace… Si efficace, d’ailleurs, que j’en ai peut-être abusé. Et…

— Ne vous inquiétez pas, jeune homme, répondit Rubrik avec un clin d’œil. C’est un produit très commun à Valdemar. Je m’en procurerai dès que nous nous serons arrêtés pour la nuit.

— Nous en aurons besoin tous deux, dit Ulrich avec un petit sourire. J’en ai utilisé au moins autant que Karal. Vous êtes habitué à monter toute la journée, mais je crains qu’une vie d’érudit ne nous ait mal préparés à cette expédition.

Karal sourit à son mentor, dont le petit discours le faisait paraître un peu moins faible. Car de quoi avait-il l’air, sachant qu’un infirme de plus de deux fois son âge pouvait chevaucher plus longtemps que lui ?

Ils partirent alors que le soleil se levait, évitant ainsi de croiser les autres clients de l’auberge, et firent une première halte en milieu de matinée. Karal et son maître en profitèrent pour s’appliquer du décontractant. Comment Rubrik parvenait-il à soutenir une telle allure ? Un mystère ! Quand ils s’étaient arrêtés, la veille, il avait eu besoin d’aide pour mettre pied à terre. Il marchait avec une canne, sa mauvaise jambe si raide qu’il avançait en faisant pivoter sa hanche.

Ce matin, Karal avait dû l’aider à se mettre en selle, le garçon d’écurie ayant disparu aussitôt après leur avoir confié leurs montures. Chaque fois, le cheval de Rubrik s’était couché pour lui faciliter la tâche. Karal avait dû se mordre la lèvre pour ne pas poser de questions, car il n’avait jamais entendu parler d’un dressage si parfait. Rubrik avait surpris son expression. Il s’était contenté de sourire, sans donner la moindre explication.

Quand le soleil fut levé, il sembla, malgré les avertissements de Rubrik, qu’une autre belle journée se préparait. Il y avait bien quelques nuages noirs, à l’est, mais ils étaient loin. Sans doute ferait-il chaud vers midi. Mais en ce moment, l’air était assez frais pour que la chevauchée soit plaisante.

A condition que mes mollets ne se nouent pas à notre prochain arrêt.

Le deuxième jour de voyage fut très semblable au premier. Ils firent quelques brèves haltes pour se dégourdir les jambes, se soulager et manger.

Vers le milieu de l’après-midi, les collines boisées cédèrent la place à des vallons cultivés. Ils commencèrent à apercevoir des gens, sur la route ou au travail dans les champs. Très différents des Holds, ils savaient se vêtir de couleurs vives, et ils les saluaient poliment.

Leurs regards brillaient de curiosité, mais ils gardèrent leurs distances, puisque Rubrik ne les invita pas à approcher. L’accoutrement des deux Karsites ne sembla pas éveiller leurs soupçons, ni leur méfiance, ce qui soulagea Karal. Depuis qu’il avait vu l’animosité des Holds, juste avant qu’ils ne détournent la tête, il craignait d’être chassé de Valdemar par une foule de paysans en colère.

D’autres angoisses vinrent vite remplacer les anciennes. Toute sa vie, il avait entendu des histoires au sujet des Créatures des Enfers de Valdemar, des Démons Blancs et de leurs Chevaux des Enfers. Rubrik portait-il du blanc, et montait-il un cheval blanc, en l’honneur des Démons Blancs ? Ces histoires ne pouvaient pas être toutes des tissus de mensonge. Certains Karsites – et en particulier les Robes Noires – avaient suffisamment d’expérience des démons pour savoir en reconnaître un quand ils en voyaient. Alors, où étaient les créatures des histoires que les mamans karsites racontaient à leurs enfants ? Où étaient les démons qui l’emporteraient s’il n’était pas sage ?

La magie ne connaît pas de frontière, pensa-t-il en regardant Rubrik. Nos Robes Noires peuvent contrôler les démons, et je parie que certains mages valdemariens en sont également capables. Alors, où sont-ils ? Si notre guide veut nous prouver la puissance de Valdemar et des mages de la cour, c’est le moment ou jamais de nous montrer quelques horreurs. Il n’y a personne d’autre que nous, pas de témoin…

Ils atteignirent une autre auberge, après le coucher du soleil, sans avoir vu de démon, ni eu de démonstration de magie.

Etait-ce une insulte voilée ?

Karal était si fatigué qu’il dut se concentrer pour ne pas tomber de cheval. Le bain chaud qui l’attendait à l’auberge lui décontracta les muscles, mais dès qu’il se fut enduit de baume, il eut toutes les peines à garder les yeux ouverts. Il mangea en somnolant. Après avoir aidé son mentor à se coucher, il s’écroula sur son propre lit et s’endormit comme une masse.

Comme la veille, ils se levèrent et quittèrent l’auberge avant l’aurore. Leur petit déjeuner se composa de baies et de pain beurré.

Ulrich ne semblant pas trouver bizarre leur hâte de rejoindre la capitale, Karal tint sa langue tandis qu’ils mangeaient en selle. Si Rubrik voulait garder leur existence secrète, sans en arriver à des extrêmes tels que chevaucher la nuit et dormir le jour, sa tactique était un succès. Ils n’avaient eu aucune occasion de parler à quelqu’un !

Quand ils atteignaient une auberge, après la tombée de la nuit, fourbus, personne ne s’étonnait qu’ils souhaitent manger dans leur chambre puis se couchent sans être descendus dans la salle commune.

Et si l’intention de Rubrik était de les empêcher de remarquer les détails militaires… Eh bien, Karal était effectivement trop las pour cela. D’autant plus qu’il n’y était pas formé. Ulrich était ce qu’il semblait être : un érudit. Il avait passé sa vie à étudier la magie et les Ecrits et les Règles de Vkandis. Karal n’était qu’au début de ces études. Croire qu’il aurait le temps d’étudier la stratégie militaire était ridicule.

Mais comment Rubrik aurait-il pu le savoir ? S’il n’avait que seize ans, c’était l’âge auquel de nombreux jeunes hommes entraient dans l’armée. Il aurait très bien pu être un espion – un agent digne de ce nom ne devait-il pas avoir l’air inoffensif ?

Comme le jeune secrétaire d’un prêtre, je suppose…

Karal se frotta les yeux et étouffa un bâillement, laissant Trenor trotter derrière Abeille. Il s’énerva de voir qu’Ulrich, qui aurait dû être dans un pire état que le sien, était parfaitement reposé par sa nuit de sommeil. Son mentor conversait avec leur guide – en valdemarien, pour s’y habituer. Karal écouta Rubrik leur parler de la région qu’ils traversaient, de ses habitants, puis des cultures et de l’élevage qu’ils pratiquaient. Relativement ennuyeux, ce discours l’aida à rafraîchir son valdemarien.

Le paysage devint de plus en plus plat. Vers le milieu de l’après-midi, ils ne furent plus entourés que de champs cultivés. Des arbres plantés au bord de la route faisaient office de coupe-vent. Il y en avait d’autres, en ligne, entre les parcelles. Une brise soufflait, si douce que Karal sentit ses yeux se fermer. Il se surprit à dodeliner de la tête plus d’une fois, se réveillant en sursaut alors qu’il glissait de sa selle.

Désormais, ils ne pouvaient plus éviter les indigènes. Chaque fois qu’ils s’arrêtaient pour se reposer, des fermiers ou des marchands venaient demander qui ils étaient et ce qu’ils venaient faire. Rubrik, amical mais peu bavard, répondait simplement qu’ils étaient des « étrangers ». La plupart du temps, cela satisfaisait ses interlocuteurs.

— On a vu des tas d’étrangers, ces derniers temps, fit remarquer un vieil homme pendant qu’ils puisaient de l’eau à son puits pour abreuver leurs montures.

Rubrik acquiesça, mais n’ajouta rien, le laissant sur sa faim. Ulrich et Karal prétendirent n’avoir pas compris un mot de ce dialogue.

Alors qu’ils repartaient, Karal décida d’observer leur guide. Pour rester éveillé, il s’imposa un exercice mental : en quoi le choix de cet homme affectait-il leur statut, et donc leur mission ? Bien sûr, il n’avait pas réellement à s’en soucier. Mais Ulrich pouvait décider de lui poser des questions, plus tard, pour connaître le fond de sa pensée.

Pendant que son mentor parlait en valdemarien du temps, des récoltes et des autres étrangers arrivés à la cour de Valdemar, il écoutait et réfléchissait.

Etant handicapé, Rubrik pouvait sembler un choix étrange pour cette mission. Mais il supportait mieux le rythme de marche que les deux personnes « valides » qu’il escortait. En fait, il avait seulement besoin d’un petit coup de main pour monter en selle et en descendre. Son cheval faisait le reste.

Il parlait couramment le karsite, comme Ulrich s’en était déjà aperçu. Combien de Valdemariens le connaissaient ? Sans doute bien peu.

Rubrik savait ce qui se passait à la cour de Valdemar, et il avait pu répondre à toutes les questions d’Ulrich. Les pressait-il pour leur éviter de commettre une bévue – voire pire ? En limitant leur relation avec la population, il réduisait leurs risques d’erreur. Après tout, ils étaient les premiers ambassadeurs envoyés par Karse auprès d’un souverain valdemarien depuis des siècles… et personne à Valdemar ne savait comment ils réagiraient.

Nous pourrions être deux des « vieux bâtons » dont Solaris se plaint constamment à Ulrich. Ils ont l’esprit si étroit que tout leur semble une hérésie. Ils refusent son interprétation des Ecrits et des Règles simplement parce que les choses étaient différentes à leur époque. A notre place, n’importe lequel d’entre eux saisirait la première occasion de causer un incident. Rubrik ne peut pas savoir que nous ne sommes pas comme ça.

Oui, Rubrik était sans doute le meilleur choix que pouvait faire la reine.

Karal commençait à apprécier cet homme. Il aurait pu rester assis à s’apitoyer sur son sort, racontant à qui voulait l’entendre ses moments de gloire passée. Au lieu de cela, il agissait, permettant sans doute à une personne plus valide de ne pas quitter son poste. Un homme compétent qui parlait la langue d’Ulrich et de son secrétaire… et qui était plutôt sympathique.

Alors que le soleil se couchait sur leur troisième jour de voyage, Karal décida que trouver ces trois critères réunis en une seule personne – ils étaient d’anciens ennemis, après tout – avait dû être difficile. Donc, au lieu de se demander si le choix de Rubrik était une insulte, il valait mieux se dire que c’était un compliment. Et être reconnaissant à celui ou celle qui le leur avait fait.

Après cela, l’épuisement eut raison de lui. Alors que les lumières d’un village devenaient visibles, son esprit se tourna vers le lit qui l’attendait.

Un lit douillet, des draps propres, un bain chaud… dormir. Pas dans cet ordre, bien sûr. Manger. Des tas d’oreillers de plumes. Dormir. Un peu de baume. Dormir…

La cour de l’auberge que Rubrik avait choisie était éclairée par des lanternes et des torches. La lumière chaude des chandelles filtrait par les fenêtres. Des arômes merveilleux leur chatouillèrent les narines.

Un garçon d’écurie vint aider Rubrik puis s’approcha d’Abeille et de Trenor tandis que leur guide entrait en boitant dans l’auberge. Il ressortit très vite, un serviteur sur les talons, alors que Karal aidait son maître à descendre de sa monture. Son expression fermée ne laissait rien présager de bon.

Est-ce à cause de nous ? Le patron sait-il que nous sommes karsites ? Refuse-t-il de nous laisser entrer ?

C’était une possibilité… avec le risque d’un incident diplomatique qui pouvait être fatal à leur mission.

— Ils sont complets, dit Rubrik en guise d’excuse.

Karal se rembrunit. Ulrich resta imperturbable.

— Cet idiot d’aubergiste s’est trompé de date. Ce n’est pas une insulte délibérée ! J’ai demandé à vérifier le registre et toutes leurs chambres sont louées. On vous servira à dîner pendant que je cherche un autre logement pour la nuit, si vous êtes d’accord.

— Nous n’avons pas vraiment le choix, répondit Ulrich en haussant les épaules. Personnellement, je serais incapable d’aller plus loin ce soir. Aucun voyage ne tourne jamais comme prévu, et après tout, le monde entier n’est pas là pour satisfaire nos caprices.

Rubrik grimaça, la lumière des torches transformant son visage en un masque hideux.

— Dans ce cas précis, oui, répondit-il, l’irritation prenant le pas sur la gêne. Je me suis arrêté ici à l’aller pour les réservations. Et… bah, ça n’a pas d’importance. J’ai fait une belle peur à l’aubergiste, qui se trancherait les poignets plutôt que de nous déplaire davantage. Vous dînerez dans un salon privé – j’en ai fait expulser les amis de l’aubergiste, qui jouaient aux dés. Suivez ce garçon, il vous y conduira et vous servira à dîner.

Ulrich hocha la tête, comme si tout cela était son idée, et tendit les rênes d’Abeille au palefrenier. Puis il brossa ses robes de voyage de la main et suivit le garçon de salle.

Karal leur emboîta le pas. Ils entrèrent…

La salle était incroyablement bondée. Toutes les places assises occupées, les tables croulaient sous les plats, les assiettes et les chopes. Sur le sol tout collant de boisson renversée, il restait à peine assez de place aux serveurs pour passer. Karal fut content de ne pas dîner là. Il faisait chaud et son odorat était assailli par tant d’odeurs douteuses que son estomac se souleva. De plus, ce brouhaha était en valdemarien. Il se sentit d’autant plus étranger. Entre la confusion et l’épuisement, il eut l’impression d’avoir tout oublié de ce langage.

Le serviteur les guida jusqu’à une porte, l’ouvrit très vite et leur fit signe d’entrer. Même s’il avait voulu dire quelque chose, ses paroles se seraient perdues dans la cacophonie.

Ulrich entra et Karal le suivit.

Dès que le garçon de salle eut refermé derrière eux, le silence fut total. Les murs devaient être très épais pour les isoler ainsi du bruit.

Le « salon privé », silencieux et frais, était une version miniature de la salle. La table portait encore les signes de la partie de dés – des tasses vides et des jetons éparpillés. Le serviteur s’empressa de la débarrasser, puis il les invita à prendre place et leur servit à chacun une chope de bière fraîche, avant de disparaître.

Il revint peu après avec deux jeunes filles sur les talons, chacune portant un plateau chargé de victuailles. Karal était si affamé qu’il aurait mangé les restes qu’on jetait aux chiens. Mais il semblait que Rubrik avait dit sa façon de penser à l’aubergiste. Le repas, très fin, aurait suffi à nourrir une demi-douzaine de personnes. Les serveuses découvrirent les plats fumants et attendirent, anxieuses, un signe d’approbation des deux Karsites.

Pour approuver, Karal approuvait ! Le repas commença par une soupe de légumes à l’orge et finit sur une tarte aux baies accompagnée de crème fouettée. Karal mesura à quel point il avait eu faim lorsqu’il sauça le reste de la chantilly avec la croûte. Levant les yeux, il vit qu’Ulrich et lui avaient englouti un dîner qu’il avait cru pour six personnes.

Jusque-là, le jeune homme n’avait prêté attention à rien, sinon à la nourriture posée devant lui. Sous le regard ironique de son mentor, il balaya la pièce du regard.

Il n’y avait pas de fenêtre – le salon devait être au centre du bâtiment – mais de nombreuses lanternes, accrochées aux murs, ajoutaient leur lumière à celle des bougies posées sur la table. Aucun feu ne brûlait dans l’âtre froid, mais le temps était assez chaud pour que ça ne soit pas nécessaire.

En plus de la table et de la demi-douzaine de chaises, il y avait trois canapés tendus de cuir brun. Plutôt bizarres : sans dossier, chacun était pourvu d’un unique accoudoir.

— Cette pièce ne sert pas uniquement à jouer aux dés, dit Ulrich, qui ne s’était pas départi de son petit sourire ironique.

Karal cligna des yeux, puis regarda l’un des canapés… et rougit. Il n’était plus le garçon d’écurie innocent qu’on avait arraché à ses parents. Entre ce qu’il avait appris de la bouche des autres novices et les bribes de conversations qu’il avait entendues ici et là en servant Ulrich, il savait bien des choses.

Il comprit donc à quoi servaient ces canapés.

Mais un canapé restait un canapé, et Rubrik n’était toujours pas revenu. Il repoussa sa chaise, faisant grincer les pieds sur le sol de bois, et se leva.

— Je doute que quiconque ose venir nous importuner avant le retour de notre guide, maître Ulrich, dit-il. Vous devriez prendre un peu de repos en l’attendant.

Le sourire d’Ulrich s’élargit un peu. Il se leva avec une certaine raideur, s’assit en grimaçant sur le canapé qu’indiquait Karal, puis s’y allongea.

Pour l’imiter, le jeune homme attendit que son mentor soit bien installé.

Les coussins étaient moelleux et il en montait une odeur musquée qui confirma ses soupçons. Pas étonnant que ces meubles soient tendus de cuir souple, bien plus facile à nettoyer que du tissu !

Mais il n’avait pas l’intention d’attendre leur guide assis sur une chaise à dossier droit, alors qu’il pouvait le faire bien plus confortablement.

Au moins, pendant que son maître et lui occupaient la pièce, l’aubergiste ne pouvait pas l’utiliser à d’autres fins. Karal en vint à souhaiter que Rubrik ne leur trouve pas d’autre logement pour la nuit. Ces canapés n’étaient certes pas des lits – à moins d’être habitué à dormir dans certaines positions – mais ça valait mieux que coucher par terre, sur de la paille ou sous un arbre. Et ils étaient plus mous que sa paillasse, au Cloître des Enfants.

Le jeune homme n’osa pas s’endormir malgré sa fatigue. Ils étaient seuls et sans arme et l’aubergiste ne devait pas être ravi de leur présence. Karal décida que c’était le moment idéal pour réviser son vocabulaire valdemarien, y compris les conjugaisons, dans l’ordre alphabétique.

Il arrivait à la quatrième lettre quand Rubrik revint, réveillant Ulrich, qui s’était assoupi. Le prêtre s’assit lentement. Il bougeait plus difficilement que lorsqu’il s’était allongé. Karal fronça les sourcils. Un mauvais signe. Son maître était très fatigué, mais ses articulations le faisaient particulièrement souffrir quand le temps allait se gâter…

— J’ai de bonnes nouvelles, en quelque sorte, annonça Rubrik. Je vous ai trouvé une chambre pour la nuit, mais vous pourriez avoir envie de la refuser… Votre hôte… est une hôtesse. C’est le commandant de la Garde locale – originaire de ce village. Elle met sa chambre d’amis à votre disposition.

Ulrich réfléchit un instant. Karal se contenta de cligner des yeux, stupéfait, essayant d’imaginer une femme officier. A Karse, aucune Prêtresse-Guérisseuse n’avait le droit de servir au côté des soldats. Les anciennes Lois l’affirmaient : une femme qui revêtait des habits d’homme était un démon qu’il fallait contrôler ou tuer, selon ce qui était plus rapide. Les femmes mercenaires capturées par les Karsites étaient toujours maltraitées – Ulrich ne l’avait pas caché à son élève.

A Karse, la loi interdisait aux femmes de posséder quoi que ce fût. Selon leurs critères, cette militaire était doublement choquante.

Mais Sa Sainteté avait fait savoir que les jours des lois interdisant aux femmes de faire ce que bon leur semblait étaient comptés. Vkandis avait manifesté sa volonté…

Un jour nous aurons des femmes commandants dans notre armée.

Karal ne trouva pas cela si horrible, mais peut-être était-ce dû à la fatigue.

A moins qu’en côtoyant Sa Sainteté Solaris, il n’ait fini par comprendre qu’il ne fallait jamais sous-estimer une femme.

— Si notre vue n’offense pas cette dame, je ne vois pas pourquoi la sienne nous offenserait, répondit finalement Ulrich. Je serais très heureux de faire la connaissance de notre hôtesse. Je n’ai jamais rencontré de femme soldat. A coup sûr, ce sera une expérience enrichissante.

Il se leva tant bien que mal et défroissa un peu ses robes. Karal s’empressa de se mettre debout, soudain conscient que son maître venait d’accepter l’invitation.

— Je lui ai dit qui et ce que vous êtes, prévint Rubrik, les lèvres frémissantes. Puisqu’elle commande la Garde locale, je devais l’informer… Elle a tenu à peu près le même discours que vous.

— Je veux bien vous croire, fit Ulrich.

Ils suivirent leur guide à travers la salle, toujours aussi pleine et bruyante qu’à leur arrivée, et sortirent dans la nuit.

Apparemment, quelqu’un s’était occupé de leurs montures – les conduisant à l’écurie de l’auberge ou les emmenant chez leur hôtesse. Rubrik avait pensé – à raison – qu’Ulrich et son secrétaire n’étaient pas en état de remonter à cheval. Ils traversèrent la cour et partirent à pied. Karal fut surpris par l’étroitesse des maisons. Chacune avait une boutique au rez-de-chaussée et des quartiers d’habitation au-dessus.

La grosse maison, au bout de la rue, était si grande qu’on aurait pu y caser trois petites.

Elle n’était pas aussi imposante que certaines demeures de la noblesse qu’avait vues Karal, ni même que l’auberge, mais elle restait impressionnante dans ce voisinage modeste. La porte d’entrée donnait directement sur la rue pavée, dont elle était séparée par une unique marche de pierre. Pour les guider, des torches avaient été allumées et placées dans les torchères de chaque côté de la porte peinte en blanc. Un serviteur leur ouvrit avant que Rubrik n’ait pu saisir le heurtoir.

Il les fit entrer dans un grand corridor lambrissé, éclairé par des bougies. Mais ils n’eurent pas à attendre leur hôtesse sur les bancs capitonnés. L’homme les invita à le suivre et ils gagnèrent une pièce, au bout du couloir.

Karal s’attendait à être conduit dans un solarium, ou dans une salle de réception. Il fut donc surpris quand la porte s’ouvrit sur un bureau austère. Leur hôtesse était assise à sa table de travail en bois, très sobre et couverte de documents. Elle fit un signe de tête au serviteur, qui salua et se retira.

Rubrik leur fit signe d’entrer. Il les suivit à l’intérieur et ferma la porte.

La femme écarta les documents qu’elle lisait et étudia ses visiteurs de pied en cap. Karal rougit, mais Ulrich sembla amusé par l’attitude de leur hôtesse. Si elle était vraiment un officier supérieur, comme l’avait dit Rubrik, rien ne l’indiquait dans sa tenue. Du moins, aux yeux de Karal. Elle portait l’uniforme qu’il avait déjà vu, avec peut-être un peu plus d’argent ici et là.

Cette femme séduisante, qui pouvait avoir entre la trentaine et la cinquantaine, avait un de ces visages qui restent beaux malgré le passage des ans et une silhouette mince et athlétique. Il émanait d’elle une impression de confiance. Elle savait qu’elle faisait bien son travail, et ne se donnait pas la peine de le cacher. Karal se sentit intimidé. Une seule femme avait jamais eu cet effet sur lui : Solaris, le Fils du Soleil. Or, elle semblait asexuée comparée à ce commandant de la Garde.

Il se félicita de ne pas être le centre de son attention.

— Eh bien, dit-elle, lentement, en joignant les mains. J’ai fait face à vos semblables sur les champs de bataille, messire prêtre, mais jamais dans un bureau. Je dirais qu’il y a du mieux…

— Je partage cet avis, répondit Ulrich. Mais peu de Valdemariens doivent voir les choses ainsi…

— Hum…, fit la femme. (Puis elle sourit et hocha la tête.) Je ne sais pas grand-chose de votre Vkandis, mais les dieux que j’honore m’apprennent qu’une bataille passée… appartient au passé. Je suis une sorte d’historienne amateur qui aime connaître le pourquoi des choses. Un jour, j’espère avoir l’occasion de m’asseoir avec l’un de vos érudits pour essayer de découvrir comment a commencé cette guerre absurde entre nos deux peuples. Mais pour le moment… (elle désigna la porte, sans doute pour indiquer la maison)… permettez-moi de sceller notre amitié naissante en vous offrant l’hospitalité.

Le front plissé, elle continua, dans un mauvais karsite :

— Je vous offre l’âtre, le gîte et le couvert. Mon feu pour vous réchauffer, un lit pour vous reposer et une place à ma table pour vous nourrir. Nous partagerons le pain et serons des frères.

Karal en resta bouche bée. Il ne s’attendait pas à l’entendre prononcer l’invocation de paix rituelle qui mettait fin à une querelle entre deux familles de paysans karsites.

Sa réaction fit sourire leur hôtesse.

Ulrich ne semblait pas particulièrement troublé. Mais Karal vit ses lèvres frémir.

— Merci de votre hospitalité, répondit-il. Nos épées sont tranchantes pour vous protéger, nos chevaux sont forts pour vous porter, nos torches brûlent pour éclairer votre route. Que la paix règne entre nous et nos familles. (Puis il ajouta à la réponse traditionnelle :) J’entends le mot « famille » au sens large.

— Je l’avais compris. Sinon, je ne vous aurais pas fait ce discours. (Elle hocha la tête, comme si elle était satisfaite.) Bien, je vous ai gardé ici assez longtemps. Vous avez chevauché toute la journée, et vous devez avoir envie d’un bain et d’un bon lit. Vous trouverez l’un et l’autre dans les chambres que je vous ai fait préparer. Mon serviteur vous y conduira.

L’homme reparut comme par miracle. Elle les congédia d’un hochement de tête.

Karal se dit qu’un vrai diplomate se serait peut-être senti offensé par ses propos et ses manières brusques. Mais il était beaucoup trop fatigué pour jouer au « vrai diplomate ».

D’ailleurs, seul un imbécile se vexerait qu’un soldat agisse comme un soldat.

Non, elle n’a rien voulu dire de plus ou de moins que ce qu’elle a dit…

Au lieu d’essayer d’analyser cette rencontre, il suivit le serviteur, qui les conduisit dans une pièce couverte de carreaux de céramique blanche du sol au plafond. Elle contenait deux baignoires, l’une permanente et l’autre ajoutée pour l’occasion.

Karal n’aurait pas à attendre pour prendre son bain.

Ulrich et lui avaient très souvent partagé la même salle de bains. Ils se dévêtirent et s’enfoncèrent dans une eau délicieusement chaude. Dès qu’ils furent installés, le serviteur revint prendre leurs vêtements et leur indiqua, par geste, que leur chambre était juste à côté.

Karal laissa tremper ses muscles douloureux, puis s’enveloppa dans une sortie-de-bain et suivit Ulrich dans la chambre. Il fut touché de voir qu’on y avait déposé des chemises de nuit valdemariennes.

Prenant le baume dans sa sacoche, il s’en enduisit, puis se coucha. Une fois sa tête sur l’oreiller, il s’endormit comme une masse…

… Et ne bougea plus jusqu’à ce que le serviteur vienne le réveiller.

L'annonce des tempètes
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